BILKIS

L’action se déroule dans l’Empire au tournant des XIXe et XXe siècles. Une guerre de sécession vient d’y opposer des provinces de l’Ouest à des provinces de l’Est.
Toile de fond de la Suite romanesque des Iles étrangères, l’Empire est un ensemble volontairement imprécis de nations européennes – une ambiance géopolitique. Il mêle des territoires romains-germaniques à ceux de la « Grande Nation» rêvée par la Révolution française et Napoléon Bonaparte. On y devine bien des traits propres à la France et à ses voisins : l’Italie du Risorgimento, la songerie impériale de Napoléon III, l’appétit de puissance du Reich bismarckien, les bricolages sophistiqués de la double monarchie austro-hongroise

 

Nous sommes en août 1885. La guerre est finie.
Après cinq ans d’absence, Arnoult de Scharnast, jeune officier des armées de l’Ouest, retrouve la ville de Branes et les siens. Il a été prisonnier plus de quatre ans. Lorsqu’il arrive à l’improviste chez ses parents, il reçoit un mauvais accueil de sa mère. Elle lui reproche d’avoir survécu à son jeune frère, tué quelques mois plutôt lors d’une bataille. A cette déception et à l’amertume des années de camp s’ajoute un mariage mal assorti à Constance, une ambitieuse mondaine – toutes choses qu’Arnoult, devenu préfet de Branes, veut effacer en s’attachant à son grand dessein : l’embellissement, l’assainissement et le développement de la métropole.

 

Pour cette tâche, il trouve un conseiller en la personne de Baldassare Mariasert, peintre et architecte aux talents démiurgiques. Sur cet étrange personnage, venu d’on se sait où, le temps semble n’avoir pas de prise. Il signe son chef d’œuvre en réalisant le grand-opéra de Branes, qui sera tout de suite nommé le théâtre Mariasert. Hanté par cette entreprise, Mariasert attire dans l’entourage du préfet plusieurs autres figures, comme lui étrangères au temps, en particulier deux femmes, mystérieusement dotées d’une insolite jeunesse malgré la fuite des ans. L’une est une aventurière cynique, Meg Jappy. L’autre, une chanteuse bouleversante, Loren Marghred. Toutes deux sont fascinées par un portrait de femme que possède Arnoult, et qui remonte aux années 1780. Ce portrait serait, pour elles, la clé de leur destin, car l’une craint de perdre – par cette image – sa jeunesse, tandis que l’autre veut – par elle – vieillir enfin.

La Pythie de Marcello. Palais Garnier

Bilkis présente onze scènes de la vie d’Arnoult, de sa jeunesse jusqu’à sa mort en 1935, tout en suivant l’évolution de la ville qu’il remodèle. Le destin du préfet semble pris au trop beau piège des songes mis en œuvre par l’architecte Mariasert. Ces songes sont eux-mêmes hantés par la vieille histoire du roi Salomon reconstruisant Jérusalem. Le sage légendaire disputa, dit-on, l’amour de la reine de Saba – Bilkis – avec Hiram, l’architecte du Temple. Les personnages du mythe rôdent ainsi autour des grands travaux de Branes et du volontarisme moderniste dans lequel Arnoult s’est lancé à cœur perdu

 Principaux thèmes

A l’orée du XIXe siècle, dans l’un de ses Caprices, Goya se représenta endormi sur son travail tandis que l’entoure un inquiétant bestiaire nocturne. La légende de cette estampe est restée fameuse : « Le sommeil de la raison engendre les monstres ».
La carrière du préfet de Scharnast porte cette interrogation propre à la culture européenne. Après les grandes espérances d’un XIXe siècle marqué par les Lumières, la Révolution et le progrès sont venues les désillusions des guerres et des totalitarismes. Arnoult de Scharnast veut voir grand et clair mais se trouve confronté aux hôtes de passage que son ami l’architecte Mariasert attire autour de leur projet.

José Maria Sert : Etude préparatoire à la fresque : « Le départ de la reine de Saba pour Jérusalem » (vers 1925)

Selon Mariasert, les anciens dieux sont antérieurs à la création de l’homme telle que la relate le livre de la Genèse. Supplantés par l’Unique, ces vieilles Puissances sont devenues de vulgaires divinités païennes. Au fil de l’histoire humaine, celles-ci s’efforcent de revenir dans le jeu. Ainsi en advint-il à Jérusalem du temps de Salomon, lorsque la reine de Saba – Bilkis – vint poser ses énigmes au roi sage, alors qu’il faisait construire le Temple. Les penchants du vieux Salomon pour le paganisme offraient un terrain favorable. Mais Salomon et son architecte, tous deux épris de Bilkis, s’affrontèrent bientôt, ruinant la grande entreprise.
Le roman fait écho à l’interrogation de Max Weber sur « la guerre des dieux », le conflit des valeurs dans le monde moderne. En 1919, au sortir la Grande Guerre, le philosophe allemand constate que l’affaiblissement du contrôle exercé par la raison provoque un « polythéisme » des visions du monde. Livrées à elles-mêmes, celles-ci se livrent à concurrence sauvage et impitoyable. Le conflit entre deux individus ne partageant pas la même conviction devient, dans nos sociétés laïques, si difficile à trancher rationnellement, que le heurt des idéologies ressemble au combat des dieux de l’Olympe.


Sources

Philippe de Montremy – mon père – fut mobilisé en 1939. Il venait d’avoir 26 ans. Il fut fait prisonnier à Dunkerque au terme de l’opération « Dynamo » (27 mai- 4 juin 1940) puis détenu dans un Oflag de Saxe, limitrophe de la Silésie. L’armée soviétique libéra le camp en 1945. Il regagna la France par ses propres moyens, avec un groupe de camarades, traversant une Allemagne en plein chaos. Il fêta ses 32 ans peu après son retour.

Reddition et internement de l’armée Bourbaki en Suisse après sa débâcle de janvier 1871. (Edouard Clastres)

Comme la plupart des anciens prisonniers de guerre, il parlait peu de ce long épisode, dont sa vie resta profondément assombrie – bien plus qu’il ne le semblait à ses enfants. Peu avant sa mort, il rédigea des notes sur ces années, sans pouvoir achever son entreprise. Nous ne pûmes lire ces fragments qu’après sa disparition.
Tel fut le point de départ des épisodes militaires de Bilkis. Bien d’autres éléments s’y greffèrent, dès lors que je choisis de reculer dans le temps, vers 1880, et de tout inscrire dans un espace fictif – ou, plus exactement, diffracté. Ce que mon père disait de la défaite de 1940 ressemblait à l’expérience qu’en eut Claude Simon. Ce qu’il disait de l’Allemagne en ruines se retrouvait chez Louis-Ferdinand Céline – deux auteurs qu’il me fit découvrir. Me lancer dans une évocation de la Deuxième Guerre m’aurait voué au pastiche.
Pour autant, Arnoult de Scharnast est un personnage de roman auquel se greffent, de mon fait, toutes sortes d’imaginations, très éloignées de la réalité – à commencer par le personnage de son épouse qui n’a rien à voir avec ma mère! Il se trouve dans Bilkis beaucoup d’autres éléments venus d’autres horizons dont certains sont chimériques, pour reprendre le titre d’un cycle de Gabriel Fauré.

L’Affaire Makropoulos de Leoš Janacek. Mise en scène de Robert Carsen. Opéra du Rhin (2016)

Aux papiers personnels, côté père, s’ajoutent donc d’assez nombreuses influences. A commencer par les Méditations sur les 22 Arcanes majeurs du Tarot, (Aubier, 1980). Selon l’usage des hermétistes, ce livre se présente comme anonyme, selon mais on connait son auteur : Valentin Tomberg (1900-1973).
Passé par la théosophie et l’anthroposophie, Tomberg avait tempéré son ésotérisme après s’être rapproché de l’Eglise orthodoxe puis de l‘Église catholique. Aussi les Méditations sont-elles d’abord une autobiographie spirituelle proche, par certains côtés, des recherches de Jung sur le symbole. Cet ouvrage propre à nourrir l’imaginaire, fut préfacé par Hans Urs von Balthasar, l’un des importants théologiens catholiques du XXe siècle. On en trouvera quelques exemples dans l’abrégé de Bilkis.
L’affaire Makropoulos, opéra de Leoš Janacek sur un livret de Karel Capek est l’autre source majeure de Bilkis. Les personnages s’y trouvent confrontés à l’énigmatique et troublante chanteuse Emilia Marty sur laquelle le temps semble n’avoir aucune influence. En elle paraissent se réincarner plusieurs sopranos fameuses depuis trois siècles. Figure qu’il était tentant de rapprocher du Dorian Gray d’Oscar Wilde qui semble ne pas vieillir, contrairement à son portrait.

J.-M. M.