MIROIR ET SONGES
Gouverneur-résident de la grande ville de Branes, le vieux Marc d’Olkien va mourir. Bien qu’infirme, il tente de se lever tandis que tout le monde dort. Il veut gagner la bibliothèque du château où sont ses archives. Hanté par le chagrin de n’avoir pas été digne de sa charge, il a décidé de falsifier les Mémoires que tout Résident tient au long de son mandat – Mémoires transmis dès sa mort à son successeur, tout comme il a reçu lui-même les Mémoires de son prédécesseur.
De sa chambre jusqu’au rez-de-chaussée, où se trouve la bibliothèque, le parcours est long, difficile à réussir sans aide, notamment la descente de l’escalier d’honneur, qui aboutit devant le grand miroir du vestibule. Ce parcours à travers la Résidence réveille chez le vieux résident le souvenir qu’il a de toutes les pièces de la grande demeure – notamment celui de l’amour impossible éprouvé jadis pour une jeune fille insaisissable, Margue. Dans la bibliothèque l’attendent aussi les traités, récits et légendes réunis par l’archiviste Padoue, l’Ethiopien, autrefois son précepteur.
Le château de Brouchetière à Joeuf (Meurthe et Moselle) modèle de la Résidence de Branes.
Au fur et à mesure qu’il maraude dans la Résidence sous housses, empoussiérée, le garçon visite toutes les pièces hantées par la mémoire du malade, les salons, les chambres, les combles… Et, bien sûr, la bibliothèque avec ses archives où l’histoire familiale s’entremêle à l’histoire politique et aux Chroniques de Padoue l’Ethiopien – un grand cycle où l’épopée fondatrice impériale rencontre le roman mythique de Salomon, de la reine de Saba et des Rois mages. Le petit Marc reprend ainsi la charge du passé qui se trouve déposé dans la bibliothèque. Les souvenirs du vieil homme se mêlent à ses propres souvenirs ou les anticipent. Et tout promet au neveu Marc l’amour d’une autre jeune fille insaisissable, elle aussi nommé Margue.
Devenu jeune homme, Marc de Scharnast ne résistera pas au désir de faire visiter à l’insaisissable jeune fille la Résidence toujours ensevelie dans le passé, au cœur du parc. Sur leur amour pèsent à nouveau les merveilles et les ombres de la Résidence. Les vieux livres de la bibliothèque veillent derrière le grand miroir du vestibule où se reflète l’escalier d’honneur.
Principaux thèmes
La bibliothèque de Brouchetière. Photo des années 1960
La Bible nous apprend que le constructeur du Temple se grisa de sa quête compulsive de sagesse et, devenu vieux, multiplia les épouses pour s’en approprier les dieux. « Salomon aima beaucoup de femmes étrangères ; elles détournèrent son cœur vers d’autres divinités pour lesquelles il construisit, à chacune, un sanctuaire ». Comme s’il n’avait pas compris le dessein qu’avait eu Yahvé en faisant venir vers lui, dans sa jeunesse, la reine de Saba et ses énigmes.
Dans la bibliothèque de la Résidence, Padoue l’Ethiopien n’est pas un archiviste comme les autres, ni un simple précepteur. Il transmet au résident, et à tous ceux qui cheminent dans ce labyrinthe, l’art d’interpréter les contes, les légendes et les sagesses.
Mais l’âme peut se perdre dans le monde des merveilles.
Salomon laisse partir la reine de Saba et suscite, par sa propre démesure, les divisions qui mèneront Israël à la chute. Les Rois mages, attirés par l’étoile, voient l’Enfant mais toute leur science les empêche de pleinement le reconnaitre. Ils devront errer à travers le monde. Quant à Faust, il perd Marguerite pour devenir le maître de royaumes chimériques et d’utopies décevantes, même s’il se voit, pour finir, porté vers le haut, en une assomption, par l’Eternel féminin. Il n’est pas dit que l’archiviste de la Résidence et ses disciples – le vieux résident, le jeune Marc – sachent mieux faire.
Si la Résidence de Branes est inspirée du château de Brouchetière à Joeuf (Meurthe et Moselle) où vécut ma famille maternelle, le thème vient directement du Château des fous de l’Autrichien Adalbert Stifter (1805-1868), qui était natif de Bohême. On reconnaîtra l’intrigue : pour hériter du château de Rothenstein et de tous ses biens, Hanns de Scharnast décide par testament que ses héritiers successifs devront rédiger leurs mémoires et lire les ceux de tous leurs prédécesseurs. Aussi ai-je conservé au jeune, Marc, en hommage au Château des fous, le nom de Scharnast. Il « hérite », en effet, la mémoire de son oncle, le vieux résident.
L’étude des romans de Chrétien de Troyes et de certains de ses continuateurs m’a fait découvrir l’art médiéval de la « conjointure ». Celle-ci consiste à entretisser (« conjoindre ») des traditions différentes et des thèmes apparemment éloignés les uns des autres. Ainsi les auteurs médiévaux distinguaient-ils la « matière de Rome » (la culture gréco-latine), la « matière de France » (les chansons de geste) et la « matière de Bretagne » (les légendes celtiques). On peut y ajouter, avec les romans du Graal, l’imaginaire chrétien issu de la Bible et des évangiles apocryphes.
Scène de « Doktor Faust » de Ferruccio Busoni. Mise en scène de Keith Warner pour le Semperoper de Dresde (2017)
Si l’on peut reconnaître parmi bien d’autres, dans l’entreprise de l’archiviste Padoue, l’imaginaire de l’Enéide ou des Nibelungen celui-ci vient moins directement des œuvres elles-mêmes que des analyses qu’en propose Georges Dumézil dans Mythe et épopée. De l’Inde à l’Irlande en passant par la Grèce, Rome et les sagas scandinaves c‘est un matériau prodigieux que le grand savant nous a transmis.
De même, s’agissant de Faust, le mythe se voit ici employé, moins sous l’angle de Goethe que sous celui du Doktor Faust de Ferruccio Busoni dont la structure est assez particulière. Busoni est également l’auteur du livret qui puise aussi dans la tradition, plus ancienne, du théâtre de marionnettes. Bien sûr, les œuvres de Berlioz et Schumann sur ce thème ont beaucoup compté.