Cantique spirituel
Le nom de la Suite des Iles étrangères est aussi le titre du septième et dernier roman, en fonction duquel s’ordonne l’ensemble des six autres. J’ai emprunté ce vers au Cantique spirituel de saint Jean de la Croix, rédigé entre 1578 et 1583, paraphrase du Cantique des cantiques, chant d’amour attribué par la Bible à Salomon. La légende, particulièrement vive au Moyen Age, n’a pas manqué de voir dans le Cantique des cantiques dans le duo de l’Épouse et de l’Époux, une évocation des amours entre le roi d’Israël et la reine de Saba venue le visiter.
Jean de la Croix, fidèle à la tradition mystique, ne s’aventure pas de ce côté. Il interprète le Cantique comme une « conversation intérieure de l’âme avec Dieu », dialogue de l’Épouse humaine et de son Époux divin.
Composé de quarante strophes de cinq vers, le Cantique spirituel se prolonge d’un commentaire tout aussi remarquable dans lequel Jean de la Croix interprète chacune des strophes et chaque vers en autant de petits poèmes en prose. J’utilise l’édition du religieux carme Lucien-Marie de Saint-Joseph publiée en 1967. Celle-ci s’inspire fidèlement de celle du P. Cyprien de la Nativité de la Vierge (André de Compans), réalisée au XVIIe siècle, que Paul Valéry tenait pour « l’un des plus parfaits poètes de France ». Il s’agit le la strophe XIV. C’est l’Epouse qui parle :
Mon Bien-Aimé les montagnes
Les solitaires et ombreuses vallées
Les îles étrangères
Les fleuves au bruit puissant
Le sifflement des vents porteurs de l’amour
Jean de la Croix en donne le commentaire suivant :
« Les îles étrangères sont entourées de la mer et au-delà des mers, fort éloignées et écartées de la communication des hommes, et ainsi il y croît et y naît, de façon fort étrange, des choses très différentes des nôtres et douées de vertus rares et inconnues qui surprennent et font étonner ceux qui les voient. Et ainsi pour les grandes et admirables nouveautés et connaissances étranges, éloignées de la connaissance commune, que l’âme voit en Dieu, elle l’appelle « îles étrangères »; parce qu’on appelle quelqu’un « étrange » pour l’une de ces deux causes: ou parce qu’il est retiré du monde, ou parce qu’il est excellent et particulier entre les autres en ses faits et en ses œuvres. Et ainsi l’âme appelle Dieu « étrange » pour ces deux causes : parce qu’il est « étrange » en les îles qui n’ont jamais été vues, et aussi parce que ses voies, ses conseils, et ses œuvres sont « étranges » et d’une beauté admirable pour les hommes. Et ce n’est pas merveille que Dieu soit étranger aux hommes, puisqu’il l’est encore aux saints anges et aux âmes qui le voient clairement, vu qu’ils ne le peuvent comprendre et ne le comprendront jamais ; et jusqu’au dernier jour du jugement, ils vont toujours découvrant en lui tant de nouveautés qu’ils demeurent continuellement en étonnement et en admiration. De manière que tous les hommes et les anges le peuvent nommer « îles étrangères » ; c’est seulement à lui-même qu’il n’est point étrange, ni nouveau. »
Voici la traduction moderne du P. Cyprien, chez qui chaque strophe compte six vers :
J’ai en mon bien-aimé les monts
Et les vallées solitaires
Les fleuves bruyants et profonds
Avec les Iles étrangères
Le souffle des plus doux zéphirs
Qui rafraîchissent mes désirs.
J.-M. M.