Je savais aussi l’importance de sa réflexion sur Auguste Comte, le maitre du positivisme, grand inspirateur de la IIIe République, presque négligé en ces années 1980 malgré tout ce que sa philosophie révèle, notamment, sur l’étrangeté de la laïcité à la française. J’avais également souvenir la haute estime laquelle le tenait le théologien Henri de Lubac (1896-1991) rencontré quelques années auparavant et qui s’était lui aussi intéressé à Auguste Comte dans Le Drame de l’humanisme athée.
Autant dire qu’Henri Gouhier n’était pas du tout à la mode alors que la fin du XXe siècle se déroulait sous l’ « empire de l’éphémère », comme l’écrivait Gilles Lipovetsky. C’était donc l’occasion de découvrir une tradition philosophique française négligée et parfois méprisée.
Les entretiens se déroulèrent en janvier et février 1990. Nous avions prévu de retravailler la transcription afin d’en tirer un livre pour les éditions François Bourin. Malheureusement Henri Gouhier ne put la mener à bien, absorbé par la rédaction d’un hommage à son maître Etienne Gilson (1884-1978) – pionnier d’une nouvelle approche de la philosophie médiévale et de Thomas d’Aquin. Il mourut en 1994 avant de se remettre aux Entretiens. La transcription fut retravaillée et annotée très précisément par l’épouse du philosophe, Marie-Laure Gouhier, et par Giulia Belgioioso, professeure à l’université de Lecce (Italie). Elles enrichirent également l’ouvrage de textes inédits et d’une importante postface de Giulia Belgioioso.
Les entretiens s’attachent d’abord aux années de formation d’Henri Gouhier – fin de la Grande Guerre, début des années 1920 – marquées par sa réflexion sur l’égotisme de Maurice Barrès. Le philosophe retrace ensuite son exploration des œuvres de ceux qu’il présente comme ses intercesseurs : Descartes, Malebranche, Fénelon, Maine de Biran, Rousseau, Auguste Comte, Bergson et Gilson. Car loin de ne proposer qu’une histoire de la philosophie – remarquable en soi – l’œuvre d’Henri Gouhier est une méditation très personnelle sur les auteurs dont il assure la transmission. Ces entretiens s’achèvent par son étude du théâtre, qu’il considère comme un « art du temps ».
Le livre parut en 2005 à la Librairie philosophique Vrin.