
LA MEMOIRE L’INTIME ET LE SACRÉ
Propos recueillis par Brahim Saci, Le Matin d’Algérie, 15 août 2025
Le Matin d’Algérie : Tous les critiques et journalistes ne deviennent pas écrivains. Pour vous, comment cette envie d’écrire est-elle née ? Était-ce une vocation parallèle dès le départ, ou un besoin qui s’est imposé avec le temps ?
Dès que j’ai su lire, je suis devenu lecteur, voire grand lecteur. Lorsque j’ai su écrire, je me suis donc mis à écrire, spontanément, sans véritable projet : c’était un effet de la lecture, par mimétisme. Comme il y avait beaucoup de livres autour de moi, et que mes parents étaient cultivés, cela me semblait aller de soi. Après mon baccalauréat, j’ai pensé, un moment, m’orienter vers Sciences Po, choix assez fréquent dans ma famille. N’ayant toutefois pas d’idées précises pour la suite, j’ai préféré des études de français, puisque j’écrivais déjà et que la littérature était, avec la musique dite « classique », mon état naturel.
Conformément à l’esprit des années 1970, je me suis passionné pour la linguistique. S’y greffa la philologie, moins en vogue – l’histoire tenant une grande place dans mes préoccupations. Comme je n’avais pas la vocation d’enseignant, ni celle d’énarque (qui était plutôt dans l’idée de mes parents) et que je dévorais les journaux, il m’a semblé que le journalisme concilierait le mieux mon besoin d’écrire et mon intérêt pour l’information – essentiellement la politique, les relations internationales et les divers domaines de la culture.
Après avoir fait quelques piges, j’ai eu la chance de remplacer à La Croix en 1978 un critique de cinéma et de théâtre, en arrêt de maladie. Ce critique, malheureusement pour lui, n’a jamais pu reprendre ses activités. De temporaire, mon engagement est devenu définitif. J’ai donc d’abord surtout couvert le cinéma, le théâtre et la musique. Le livre est venu plus tard lorsque La Croix a créé en 1980 son supplément « Livres et idées », qui m’a été confié.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, mes deux activités – roman, journalisme – sont restées parallèles. Sans entrer dans les vastes questions que sont l’économie du livre, celle de la culture et celle de la presse, j’ai vite compris que la presse écrite ou parlée n’était pas le lieu où s’exprimeraient mon projet et mes préoccupations. Mon rôle n’était pas de dire ce que je pensais, ni d’exprimer mes convictions – encore que je n‘aie jamais écrit contre ma pensée, ni mes convictions. Mon rôle était d’informer et de m’informer pour informer. Cela m’a énormément apporté, par tout ce que j’ai pu lire, entendre et voir. Plus encore, par les rencontres de toutes sortes de personnes.
Durant mes trente années de journalisme, j’ai signé pour l’essentiel des livres d’entretiens. Les six romans parus de 1984 à 2014 ont intéressé peu de monde – sans doute à raison, car ils n’étaient pas mûrs – et j’ai eu les plus grandes difficultés à les publier. Journaliste ou pas, les éditeurs refusaient mes textes de fiction.
Le Matin d’Algérie : Votre cycle romanesque Les Îles étrangères s’étend sur plusieurs décennies et explore des thèmes profonds comme la mémoire, l’identité, ou encore le sacré. Comment ce projet a-t-il évolué dans votre esprit au fil des années ?
A 15 ans, en 1967, je fus vivement frappé par une représentation des Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach, à Paris, salle Favart. Attiré depuis longtemps par les mythes, les légendes et la « merveille », je lus, passant de l’opéra aux livres, plusieurs récits et romans d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, notamment Le Vase d’or. L’interaction du visuel, de la musique et de l’imaginaire décidèrent de la suite. En ce début des années 1970, à la découverte d’autres grandes œuvres musicales, du plain-chant à Boulez, il faut ajouter celle des romans de Julien Gracq, Claude Simon, Mikhaïl Boulgakov et Gabriel Garcia Marquez. Sans que j’en sois conscient, le cadre était installé.
Après plusieurs textes inaboutis, j’entrepris en 1979 la rédaction de mon premier roman. Il paraît en 1984, sous le titre de Mémoires. Le titre – évidemment ambigu – exprime l’intrigue. Un enfant, Marc, visite en cachette un château inhabité, où tout reste en place comme avant l’abandon. Les parcours de l’enfant, remettent en œuvre la mémoire des anciens maîtres du lieu. Devenu jeune homme, Marc voit son premier amour et sa propre mémoire peu à peu recomposés par le pouvoir de la grande demeure.
Pourtant, même s’il était adéquat, ce titre, Mémoires, prêtait à confusion – plus encore chez un débutant. L’ambiguïté me convainquit de publier une nouvelle version en 2007, remaniée, sous un nouveau titre : Miroir et songes. Le phénomène se reproduira, pour tous mes romans écrits jusqu’en 2014 – tous doivent connaitre une seconde version. J’avais la matière, le projet et la construction. Je l’ai dit : manquait la maturité. On peut très bien n’être pas mûr, littérairement, à trente ou soixante ans. Cela n’a rien à voir avec la maturité physique ou psychique.
J’en avais, en partie, conscience dès mon premier roman. Durant sa mise au point, en effet, s’était imposée dans mon esprit le projet d’une « Suite romanesque » de sept livres – sept mouvements – dans l’esprit d’une vaste suite symphonique, la Suite romanesque des Iles étrangères. De cette Suite, il m’apparut que mon premier roman serait le troisième « mouvement », bien qu’achevé avant les autres. Alors âgé de trente ans, je prévoyais que l’élaboration de ces sept livres pourrait s’étendre sur une bonne partie de ma vie. Restait à écrire, en effet, les deux premiers mouvements et les quatre derniers…
Il semblait évident que l’ordre chronologique de rédaction de chacun de ces romans ne fixerait pas la place qu’il tiendrait dans la Suite. Chacun des mouvements aurait son caractère propre et correspondrait à une certaine expérience du temps et de la durée : on n’a pas la même perception des choses à quarante, cinquante ou soixante ans. Pour trouver le bon point de vue, il faut avoir vécu, observé, lu, entendu. Les trois romans qui suivirent (1991,1998,2005) occupaient, dans mon esprit, et dans l’ordre de rédaction, les sixième cinquième et deuxième place de la Suite.
En 2014, je me mis à écrire le premier mouvement de la Suite, Les hivers et les printemps[1]. La rédaction dura huit ans. Elle correspondit à la fin de ma carrière de journaliste et à la fin de mes années à la tête d’Alma éditeur, maison que j’ai fondée en 2010.
Je pris alors conscience, un peu tard, que j’étais sans doute mûr, que ce premier mouvement était à peu près au point, autant qu’il pouvait l’être. Il me fallait donc reprendre l’ensemble de la Suite par ordre chronologique de parution et par ordre logique de succession. Je suis en train de travailler sur le deuxième mouvement, une version très remaniée de Bilkis, paru en 2005. Certes, « vous ne saurez ni le jour, ni l’heure », est-il écrit. Heureusement que l’espérance de vie s’est accrue depuis le XIXe siècle. Il n’est pas exclu que je parvienne au bout de l’entreprise des Iles étrangères – titre emprunté au Cantique spirituel de saint Jean de la Croix.
Le Matin d’Algérie : Vous êtes à la fois écrivain, critique littéraire et ancien éditeur. Comment ces trois rôles s’enrichissent-ils mutuellement — ou parfois s’opposent-ils ?
De Gaulle disait qu’on ne commence pas une carrière de dictateur à soixante-sept ans. En revanche, j’espère avoir commencé ma véritable « carrière » d‘écrivain à cet âge, mûri par une longue fréquentation des auteurs, de la presse et du milieu littéraire, musical et médiatique – à tous les sens du mot milieu, pas toujours exaltant. On y rencontre, néanmoins, quelques personnes remarquables et sympathiques. Il ne faut jamais désespérer.
J’ai été journaliste littéraire, pas critique littéraire proprement dit, car la presse n‘est plus un lieu de critique véritable, ni littéraire, ni musicale – pour m’en tenir à ce que je connais d’assez près. J’ai tenté de faire correctement de l’information, nourri par mes difficultés et mon expérience d’écrivain. Cette expérience m’a donné, je l’espère, l’indispensable empathie pour comprendre ceux qui s’efforcent de mener une œuvre qu’il s’agisse des écrivains et des philosophes, mais aussi des chercheurs – notamment les historiens – des musiciens, des compositeurs, des interprètes. Eux-mêmes m‘ont beaucoup instruit et m’instruisent toujours.
Le Matin d’Algérie : Dans votre biographie Rancé. Le soleil noir, vous explorez une figure religieuse austère et fascinante. Qu’est-ce qui vous attire dans ces parcours de retrait et de silence ?
J’ai passé près de vingt-six ans avec Rancé, sans l’avoir prévu ni voulu. Je n’éprouvais pas de fascination particulière pour ce personnage, malgré La vie de Rancé de Chateaubriand – car c’est l’anti-portrait de Chateaubriand en Rancé qui me fascinait. Lorsqu’un ami éditeur m’a proposé, en 1997, d’écrire sur Rancé j’avais surtout envie de me plonger dans le XVIIe siècle français, le « siècle des saints », mais aussi de Pascal, Molière, Racine et Fénelon. Je ne pensais pas que cela m’occuperait autant. En sortirent une biographie, Rancé, le soleil noir[2] une édition des Relations de la mort de quelques religieux de l’abbaye de la Trappe[3] et le matériau de mon roman Les hivers et les printemps. Il me semble que c‘est dû, au-delà, de Rancé à la grandeur et à l’intensité de ce siècle – qui est celui de Richelieu, Mazarin et Colbert autant que de Louis XIV.
« Je désire avec une ardeur incroyable d’être tellement oublié des hommes qu’on ne pense pas seulement que j’ai été », a écrit Rancé au cœur de ce temps hanté par la gloire et le paraître. Qu‘un homme de qualité tel que lui – riche, brillant, cultivé, issu de l’élite politique et financière – décide de se défaire de lui-même pour s’enfermer dans une abbaye très austère et devenir un homme sans qualités, voilà qui ne peut qu’intimider notre société du spectacle. Au cardinal de Retz, ruminant ses échecs et s’ennuyant dans sa prison dorée de l’abbaye de Saint-Denis, Rancé écrit : « Tout ce qui passe dans cette vie n’est que vanité et ne mérite pas un seul instant les soins d’un homme qui en attend une autre, et le monde est fait de manière et se discrédite tellement de lui-même, qu’il ne faut ni grâce, ni vertu, pour le quitter. »
Ce dépaysement produit par l’enquête sur Rancé répondait à mes interrogations sociales, religieuses, amoureuses et esthétiques. Depuis 1997, notre société a définitivement et profondément changé de siècle, voire de vision du monde. Et j’ai retrouvé, en étudiant Rancé des tensions toujours bien présentes : la tension du religieux et du politique, la redéfinition conflictuelle des rapports entre les hommes et les femmes, le problème du libre arbitre et de la responsabilité personnelle. Je ne parle pas de la « fin de vie » qui est au cœur de toute l’entreprise Rancé. Mourir était, pour lui, une dignité.
Le Matin d’Algérie : Avec Tchaïkovski et le mannequin d’or, vous faites revivre les derniers jours du compositeur à Venise, en tissant étroitement histoire et imagination. Qu’est-ce qui vous a attiré vers cette figure complexe, et comment avez-vous choisi de lui donner chair par l’écriture romanesque ?
Avec Berlioz, Tchaïkovski fait partie des premiers compositeurs que j’aie aimés. L‘un comme l’autre sont souvent snobés par leurs pairs et par l’élite critique. Je rends son dû à Berlioz – de surcroît, grand écrivain- dans au moins deux de mes romans. Lorsque je découvrais la musique, à la fin des années 1960, beaucoup moquaient la « vulgarité, le « mauvais goût » ; les « dégoulinades » et les « flonflons » de Tchaïkovski. Je voulais lui rendre justice ou, du moins, me justifier de l’admiration que je lui portais – encouragé en cela par l’intérêt constant que Stravinski portait à son compatriote. La commande en 1985 d’un petit texte sur Venise servit de déclencheur.
Un mystère entoure la mort de Tchaïkovski, fin 1893. Il était certes mélancolique et dépressif – en témoigne la Symphonie Pathétique tout juste créée – mais sa mort surprit tout le monde. S’était-il empoisonné accidentellement, s’était-il suicidé ou l’avait-on « suicidé » ? Tchaïkovski était, en effet, homosexuel, suspecté de « détourner » des jeunes gens, voire de très jeunes gens. Il est possible qu’un scandale l’ait menacé, un « kompromat » comme la Russie en eut toujours le secret.
J‘ai donc inventé un séjour de Tchaïkovski à Venise en 1893 dans une ambiance à la Thomas Mann et à la Visconti – deux auteurs que j’aime bien : la mort à Venise. Il s’y rend à l’invitation d’un personnage omniprésent et invisible, un méchant qui rappelle le sinistre sorcier Rotbart qui dans le Lac des cygnessubstitue des cygnes noirs aux cygnes blancs.
Ce palazzo où il est invité à composer une nouvelle œuvre est, en fait, une machine à fouiller dans l‘inédit, le non-dit, les remords d’écritures, les remords en général, les secrets inavouables, les variantes etc. C’est le paradis des notes de bas de page, de l’inquisition policière, des fouilleurs de corbeilles. L’invisible maître des lieux convoite, chez l’artiste, le « misérable petit tas de secrets », auquel Malraux fait allusion, mine du journalisme à scandale et des spécialistes universitaires de l’autobiographie ou de l’autofiction. Tout cela est aussi prétexte à laisser libre cours, en contrepoint à mon goût pour les contes de fées et les contes d’Hoffmann – goût partagé avec Tchaïkovski. En espérant qu’au terme de sa cruelle agonie, c’est bien le Jardin féerique des Lilas qui l’accueille et pas l’ignoble fosse à vipères de Carabosse.
Le Matin d’Algérie : Vous semblez accorder une place importante à la lenteur, à la profondeur, à la réflexion dans vos livres. À l’heure d’une culture saturée et rapide, quel rôle croyez-vous que la littérature peut encore jouer ?
Je suis fondamentalement impulsif voire expéditif, volontiers péremptoire. Je n’ai jamais eu l’angoisse de la page blanche ou de l’écran vide, j’en ai noirci des milliers, j’en noircis encore, j’en noircirai toujours. Heureusement qu’existent l’ordinateur, sa capacité de stockage et les facilités qu’il offre aux constantes révisions. Cela sauve peut-être quelques arbres. J’ai commencé d’écrire au stylo, puis je suis passé à la machine à écrire, puis à l’ordinateur. Je ne regrette pas cette évolution, qui rend bien plus faciles les reprises, retouches, remaniements, transports de paragraphes, finitions etc. Disons que ma lenteur est inséparable de ma rapidité. J’ai toujours un deuxième temps, un vieux fonds de rumination : je réécris sans cesse avec autant d’ardeur que j’écris, estimant n’avoir jamais exprimé exactement ce dont j’ai eu l’intention.
Claude Simon disait qu’on n’écrit jamais qu’au présent, s’inscrivant dans la lignée de saint Augustin dont on sait la célèbre formule : « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. » Le présent prend donc tout son temps : son instantanéité suppose le temps long de la mémoire et la longue patience de l’avenir – cette attente dont parle Augustin.
Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?
Je tente de mener à bien l’achèvement des sept volumes de la Suite romanesque des Iles étrangères. Et aussi de débroussailler un Journal que je tiens assez régulièrement depuis les années 1970 : pas un journal intime, plutôt des choses vues, lues, entendues, et des réflexions. Je l’appellerais volontiers Journal d’un observateur enthousiaste, en hommage à Hoffmann. Bien sûr, je n’ai plus vingt ans, mais je fais comme si… On prête, parfois à Isidore de Séville, parfois à Thomas d’Aquin ce conseil : « Etudie comme si tu devais vivre toujours ; vis comme si tu devais mourir demain ».
Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?
Selon Georges Bernanos, “le diable est l’ami qui ne reste pas jusqu’au bout ». J’ai toujours à l’esprit cette plasticité de l’ombre, lorsque je me débats avec les pôles d’action parfois antagonistes, parfois alliés, que sont ces figures mouvantes qu’on appelle en littérature des « personnages ». J’y ajoute souvent cette idée du grand écrivain, pas assez reconnu en France qu’est Anthony Powell (1905-2000) l’auteur du cycle de la Danse de la vie humaine[4]: « L’amour de soi est rarement payé de retour ». Tout écrivain devrait méditer cette phrase chaque fois qu’il écrit. C’est d’ailleurs la logique de Bernanos : l‘amour de soi est typiquement l’ami qui ne reste pas jusqu’au bout. A l’écrivain déprimé par ce constat, par sa blessure narcissique, par sa solitude, par le tour dérisoire que prend son travail dans un monde saturé d’images, de bruits et de réseaux, j’aime aussi rappeler l’encouragement de Georges Dumézil : « Rien n’est jamais perdu des propositions d’avenir : elles attendent seulement dans l’immensité, dans l’éternité des bibliothèques, la flânerie ou l’inquiétude d’un esprit libre».